(Digital) Historian
Texte écrit pour une table-ronde tenue à l’Institut Historique Allemand (11 juin 2024), co-modérée avec Mareike König
En me penchant sur les commémorations du Centenaire de la Grande Guerre, j’ai pu observer des controverses, dont certaines ont beaucoup à voir avec ce que l’on va discuter aujourd’hui et en premier lieu la double controverse liée à la commémoration franco-allemande de la bataille de Verdun en juin 2016. Néanmoins, si aujourd’hui je m’intéresse particulièrement aux questions mémorielles telles qu’elles s’expriment en ligne, j’ai eu une première vie de chercheur où je me suis penché sur l’histoire monétaire internationale et, notamment, sur Hjalmar Schacht et la Reichsbank sous le IIIe Reich. En conséquence, mes comparaisons historiques sont toujours assez dramatiques et elles vont l’être aujourd’hui encore, d’autant plus qu’il est courant aujourd’hui de faire des comparaisons historiques de notre situation avec celle de l’entre-deux-guerres.
Dans une Allemagne qui s’est militairement puis politiquement effondrée à la fin de la Première Guerre mondiale, on est dans une démocratie balbutiante, la Démocratie de Weimar. Dans cette jeune république, jusqu’en 1924, la haine est un moyen de la politique, notamment sous sa forme la plus extrême, l’assassinat, dont ceux de Walter Rathenau, alors ministre des Affaires étrangères, ou Mathias Erzberger, le signataire malheureux de l’armistice. Si la situation se calme à partir de 1924, notamment après le plan Dawes, la haine n’a jamais complètement disparu et son intensité reprend, notamment et toujours sous la forme de l’assassinat, des rixes entre nazis et communistes, de la violence dans les bureaux de vote, à partir de 1930 jusqu’à l’arrivée au pouvoir de la NSDAP, où la haine devient alors affaire d’État et surtout hors cadre démocratique
Mais notre point de comparaison ici n’est pas tant la haine politique que le contexte médiatique dans lequel il s’exprime. Si l’on reprend le cas de l’assassinat de Mathias Erzberger, le 26 août 1921, il fait suite à une campagne de presse immonde. Des journaux avaient ainsi écrit qu’Erzberger n’était pas résistant aux balles. Cette campagne de presse est assez exemplaire d’articles récurrents dans la presse allemande contre certaines personnalités politiques. À un degré moindre, on trouve ce type d’articles, plutôt dans les années 1930, en France, par exemple contre Léon Blum, y compris précédant son agression pendant la campagne de 1936. La presse allemande est, au fil des années 1920, dans une dynamique de concentration, même si aujourd’hui les 4000 journaux allemands de l’époque nous feraient rêver. On pense notamment aux acquisitions des Konzerns maîtrisés par Alfred Hugenberg ou Hugo Stinnes, qui touchaient d’ailleurs aussi au cinéma. Hugenberg, pour mémoire, a été la cheville ouvrière du Front de Bad Harzburg en 1931, front qui a participé à une forme de légitimation de la NSDAP après le succès électoral de 1930. On retrouve ce phénomène de concentration de la presse en France également, à peu près à la même période, avec en outre un effondrement des ventes en comparaison de l’avant guerre. Le Temps, quotidien des élites économiques françaises, était indirectement aux mains d’organisations patronnales qui l’ont poussé, à partir de 1938 a de fait approuver la politique étrangère française et britannique d’apaisement.
Ce phénomène de concentration de la presse mais également de la radio et de la télévision, voir du web avec le phénomène de plateformisation, se retrouve aujourd’hui. Si je prends l’exemple français, que je connais mieux pour la situation contemporaine que l’allemand, quelques actionnaires, parfois très marqués politiquement, ont pris en main les principaux organes de presse, de radio (hors radio publique) et de télévision français (hors TV publique). Et ces médias rentrent ensuite en interaction avec les médias sociaux, comme cela a été le cas, d’ailleurs, lors des commémorations de Verdun.
Il y a un deuxième trait commun entre la période de l’entre-deux-guerres et aujourd’hui, c’est l’apparition d’un nouveau media. L’apparition d’un nouveau media n’aboutit pas nécessairement à une plus grande haine politique. Par exemple, il ne me semble pas que cela ait été le cas de la télévision, ou du moins je n’en ai pas l’impression, mais c’est un média dont je connais moins bien l’histoire, et qui se développe dans le cadre des Trente Glorieuses et de la Guerre froide, contexte historique particulier (comme peut-être tout contexte). Mais un nouveau média peut être déstabilisateur et on peut se demander si ce n’a pas été le cas de la radio. Les discours d’Hitler sont d’abord faits pour la radiodiffusion, d’où le ton souvent forcé, adapté à des appareils radio retransmettant le son d’une qualité différente d’aujourd’hui. Un point commun entre le web (surtout les médias sociaux) et la radio d’hier sont leur capacité, au moment de leur naissance, non comprise immédiatement, à accélérer de manière prodigieuse la vitesse de circulation de l’information dans une société. Et ce point est d’autant plus important, que les éléments évoqués ici se développent dans un cadre où des idéologies revendiquent des sentiments radicaux.
Peut-être que la comparaison s’arrête-là. Le contexte politique est très différent: la démocratie allemande est particulièrement stable et légitime, par exemple, même si les élections de dimanche nous poussent tous et toutes à nous poser des questions, peut-être surtout sur la France et son devenir dans les semaines et mois qui arrivent.
D’autres moments peuvent servir de points de comparaison à la situation actuelle. Mareike mettait en avant dans nos discussions préalables l’affaire Dreyfus. Et incontestablement, cette affaire arrive à un double moment de constitution d’un mouvement et d’un corpus idéologique d’extrême droite dans la France de la IIIe République, l’Action française, et de maturation de la presse et des moyens techniques et technologiques qui la sous-tendent.
Deux numéros du Temps des médias, revue portant sur l’histoire des médias, de 2018 ont été consacrés aux fausses informations d’une part, au temps long des réseaux sociaux numériques d’autre part. Et ils ont montré quelques éléments que j’utiliserais pour conclure: dès le début du XVIIIe siècle au moins se pose la question des fausses nouvelles et des interrogations émergent sur une forme de régulation – même si ce mot n’est alors pas utilisé – des médias (dans ce cas-là, de la presse, qui est alors un phénomène relativement récent); les moments où sont apparus de nouvelles technologies facilitant le circulation de l’information ont mené à des crises. L’imprimerie à caractère mobile va, finalement, avec la Réforme.
Néanmoins, la tendance des historiens et historiennes à ne jamais voir rien de neuf est parfois un problème et, surtout, elle n’apporte pas toujours beaucoup d’éclaircissements. La spécificité des technologies d’aujourd’hui est peut-être l’automatisation croissante, qui prend avantage des passions humaines mais aussi de certains types de processus sociaux. Toujours est-il qu’il faut aussi se pencher sur les ruptures récentes, et c’est ce que nous allons faire pour cette partie de notre table-ronde.