(Digital) Historian
Écrit le 25 octobre 2023, ce texte a été soumis sous forme de tribune pour Le Monde en ligne. Au vu de l’actualité, il n’a pas été retenu – et je peux le comprendre – par la rédacction du Monde.
Le 23 octobre dernier, un collectif « lancé par Tristan Mendès France, Julien Pain et Rudy Reichstadt, spécialistes de la lutte contre la désinformation, appellait, dans une tribune au « Monde », à ne pas utiliser pendant vingt-quatre heures la plate-forme rachetée par Elon Musk, afin d’en dénoncer les dérives. » Ce groupe rassemblant notamment des chercheurs prestigieux, des personnalités connues de la lutte contre la désinformation, fait un constat sombre de ce qu’est devenu Twitter, rebaptisé X. Peu de gens, du moins en dehors des extrêmes-droites, seront en désaccord : X est un média social toxique pour la démocratie. L’un des signataires, David Chavalarias, en a d’ailleurs, avant le rachat de Twitter, fait un livre.
Les auteurs de cette tribune en appellent au pouvoir des utilisateurs. Historiquement, les relations entre Twitter et ses utilisateurs ont été tumultueuses, mais ont structuré cette plateforme : le retweet, la mention des autres utilisateurs, le hashtag, ces fonctionnalités parmi les plus célèbres de ce média social, ont été inventées par ses utilisateurs avant d’être intégrées dans la plateforme, comme le rappellent les chercheuses Jean Burgess and Nancy Baym.
Le problème toutefois n’est pas dans la reprise en main de Twitter depuis un an par un milliardaire sud-africain fasciné par l’alt-right américaine, ni le rapport de force entre ce dernier et les utilisateurs. Le problème réside bien dans la manière dont Twitter a été construit. Le modèle même de cette plateforme – et de l’ensemble des médias sociaux les plus populaires, Facebook et Tik Tok compris – porte les germes de sa toxicité : la centralisation.
Des plateformes centralisées comptant des centaines de millions (voire des milliards) d’utilisateurs ne peuvent pas mettre en place un modèle économique qui ne soit pas problématique. S’il repose sur la publicité, il faudra surveiller les utilisateurs pour assurer aux annonceurs une plus grande visibilité pour leurs produits. Il faut assurer une très grande vitesse de diffusion de l’information (dans un sens large), ce qui a souvent pour conséquence de valoriser les contenus plus émotionnels, plus souvent faux également. S’il repose sur un modèle payant, ce que X semble être est en train d’adopter, alors celles et ceux qui ont intérêt à capitaliser sur la désinformation risquent fort de se retrouver majoritaires à accepter un abonnement pour s’exprimer plus que les autres.
Des plateformes centralisées géantes ne peuvent non plus assurer une modération digne de ce nom. Avant même la reprise par Elon Musk de Twitter, la modération des contenus a toujours été un problème, non seulement pour Twitter, mais pour Facebook et aujourd’hui pour Tik Tok. Et aucune de ces plateformes n’a trouvé de solutions satisfaisantes : Twitter, par exemple, a largement fait recours à l’automatisation. Cela a mené à des décisions à côté de la plaque, à des fermetures de compte arbitraires. En outre, les quelques mécanismes mis en place pour déléguer la modération aux comptes Twitter ont souvent mené à la censure des comptes non-toxiques par les comptes toxiques se mobilisant pour faire taire celles et ceux qui ne leur plaisaient pas. Enfin, l’automatisation implique souvent l’appel au digital labor, aux travailleurs du clic étudiés par exmeple par Antonio Casili, c’est-à-dire une exploitation sans vergogne de travailleurs invisibles qui souffrent des contenus qu’ils doivent « classer » à longueur de journée pour entraîner, entre autres, des intelligences artificielles à faire ensuite ce travail.
Surtout, on ne peut accepter d’avoir confié notre débat public à une plateforme privée dont assurer le bon fonctionnement de nos démocraties n’est pas une priorité et ne le sera jamais car les médias sociaux, centralisés, ne peuvent plus guère évoluer : ce sont désormais des systèmes techno-sociaux zombies. Si certains peuvent disparaître – comme X d’ailleurs – les autres risquent d’être là pour longtemps, plus vraiment vivants, pas encore morts, toujours viciés.
Il existe des alternatives à ces plateformes centralisées, dont le modèle du « fédiverse ». Ce dernier, qui a souvent la réputation (injuste) d’être un « truc de geek » fédère des instances – voyez ça comme des mini-médias sociaux – capables de discuter entre elles. Le modèle économique, la modération sont délégués au niveau de l’instance et sont susceptibles d’être appliqués à une échelle humaine. Issu de Twitter, Bluesky fait, lui, le pari de la portabilité des données personnelles : non seulement pouvoir exporter vos données d’un média social si vous souhaitez le quitter, mais pouvoir les importer une fois un compte créé ailleurs. Dans les deux cas, Mastodon et Bluesky, l’idée est de mettre en avant un protocole, c’est-à-dire un ensemble de règles que diverses plateformes adoptent ensemble en accordant ainsi de plus grandes libertés aux utilisateurs et utilisatrices mais également en facilitant la modération, en limitant les contenus toxiques, en laissant le choix du modèle économique.
Il n’est pas certain que ces alternatives fonctionneront et dans l’immédiat l’urgence peut être à limiter les risques du scénario des plateformes zombies. Comme les signataires de la tribune, il est alors possible de faire appel aux utilisateurs et utilisatrices et à leur pouvoir, mais dans un sens différent et plus radical : quittons le zombie X, qui n’a plus rien à apporter à nos sociétés si ce n’est dissension et défiance.